Archive : Lire Le Jeune Homme d'Annie Ernaux et quitter le régime hétérosexuel
Texte initialement publié en mai 2022 sur Patreon
Je viens de lire la dernière parution d'Annie Ernaux chez Gallimard. Et c'est allé vraiment vite. Trop vite ? 27 pages de texte, 8 euros. Je suis contente d'avoir lâché mon petit billet parce que c'est la queen Ernaux mais ce texte aurait tout à fait pu trouver sa place ailleurs, en revue, en ligne... on sent un peu la machinerie éditoriale du projet. Mais, c'est Annie Ernaux, donc c'est précieux.
Ce que je dois vous dire sur Annie Ernaux, c'est combien je loue sa qualité d'écriture : je suis fascinée par sa précision en même temps que sa grande accessibilité. C'est vrai, tout le monde peut la lire, peu importe son bagage culturel et en même temps, les sujets qu'elle aborde sont si riches et complexes. Je suis aussi très admirative de la finesse de la portée politique de ses écrits. Sa manière de partir d'elle, des innombrables facettes de sa personne pour en suivre chaque fil et les recouper avec les trajectoires sociales et collectives, c'est du génie. Vous l'aurez compris, je suis une fan girl et pour être tout à fait honnête, c'est une de mes figures tutélaires, une de mes modèles d'autrice. (Je n'en suis pas là hein, je sais, n'allez pas croire que j'en ai la prétention mais en tous cas, c'est l'écriture que je vise - gif doigt pointé vers le ciel)
Dans Le Jeune Homme, l'autrice retrace une relation affective partagée avec un homme de 30 ans son cadet. Cette affection qu'iels se portent amène la narratrice à retraverser Rouen et certains des lieux emblématiques parcourus dans son œuvre (sa résidence étudiante et l'hôpital de l'avortement), tout comme elle retraverse sa vie et les thèmes de prédilection qu'on lui connaît.
C'est la caractéristique intergénérationnelle qui est cette fois au cœur du récit, ce qu'elle interroge et bouscule. L'âge d'abord, qui semble se diluer. Elle écrit : "Il m'arrachait à ma génération mais je n'étais pas dans la sienne" ou encore "Mon corps n'avait plus d'âge". C'est donc une sorte d'exil des années et des représentations qui vont avec : sa sexualité n'est pas celle que l'on attend d'une femme désormais infertile, elle existe dans le désir.
Cette relation est encore appréhendée comme une réitération des expériences passées, ou plutôt comme un continuum : "Avec lui, je parcourais tous les âges de la vie, de ma vie." C'est ainsi que l'on comprend que la narratrice y vérifie le chemin qu'elle s'est tracé, à partir de l'écart qu'elle mesure entre le jeune homme et elle.
L'écart social et économique imprègne son observation, elle décèle chez lui les marques de la précarité qu'elle a quittée : "Il avait les gestes et les réflexes dictés par un manque d'argent continuel et hérité", gestes qu'elle-même est en capacité de repérer pour les avoir produits. L'écart politique se lit dans sa fermeté à assumer l'image de couple improbable et réprouvé qu'elle forme avec le jeune homme : " Il était impossible, au-dehors, d'oublier que nous vivions cette histoire sous le regard de la société, ce que j'assumais comme un défi pour changer les conventions"
Elle conçoit évidemment comment le fait qu'elle soit une femme plus âgée que son amant lui attire les regards foudroyants des badaud·es, elle conçoit encore ce que les hommes vivant ces aventures intergénérationnelles y gagnent, un reflet mensonger de jeunesse.
Et c'est là qu'elle est magistrale Annie Ernaux, parce qu'elle ne se jette pas les lauriers d'une transgression féministe, auréolée d'empowerment. Non, elle est d'une lucidité qui dévoile aussi ce qu'il y a de questionnable dans cette manière "masculine" de vivre cette relation : le pouvoir et la domination que ses privilèges sociaux et culturels lui donnent. Elle évoque la lecture possible de cette liaison sous l'angle du profit et perçoit ce qu'elle se permet en termes d'agressivité : "Je m'autorisais des reparties brutales dont je ne sais si elles étaient liées à sa dépendance économique ou à son jeune âge."
Je me suis souvent demandé comment contourner, dans le cadre d'une relation hétérosexuelle, les leviers de domination structurelle nécessairement à l'œuvre. J'ai lu Mona Cholet pour Réinventer l'Amour (éd. La Découverte), j'ai lu Juliet Drouar pour Sortir de l'hétérosexualité (éd. Binge Audio). Et j'ai regardé autour de moi et en moi. Dans mon cercle familial, c'est un schéma plutôt récurrent, les femmes choisissent des partenaires hommes plus jeunes qu'elles, les hommes choisissent des partenaires femmes plus âgées. Il m'est apparu que les duos ainsi formés semblaient moins ostentatoirement inégaux.
Mon propre vécu amoureux me montre qu'avoir une expérience de vie, des savoirs, un capital économique et culturel plus avancés équilibrent la structure relationnelle avec mon compagnon, parangon du privilège (homme-cis, blanc, hétéro, classe moyenne +, instruit, etc.). Toustes les deux savons où se situent nos pouvoirs, nos ascendants, non pas qu'ils s'annulent, plutôt qu'ils s'équilibrent, qu'on les conçoit, qu'on les garde à l'oeil tout le temps, qu'on s'amuse avec parfois.
Je me sais aussi, aujourd'hui, à 38 ans, plus en capacité de m'ancrer dans ma personnalité et dans mes limites que je ne l'étais à 25, âge auquel je ne m'étais pas encore apprise, comprise et donc âge auquel je me diluais dans les fantasmes de mes partenaires. Lui a l’honnêteté et l'humilité de me reconnaître une valeur que les hommes de mon âge m'ont refusée par ego écrasant et par crainte de la perte de pouvoir.
Notre alchimie et joie amoureuse ne repose pas que sur cette rééquilibration : nous nous sentons également assez fort·es pour assumer une co-dépendance affective, pour ne pas fixer définitivement notre modalité relationnelle, la considérer comme fluide et mouvante, comme nous ; nous nous déployons dans nos multiplicités amicales, familiales, sociales, politiques, professionnelles tout en consacrant du temps, ensemble, à la construction de cet amour.
En tous cas, je me demande s'il n'y a pas une piste là, pour regagner en agentivité, pour sortir de l'hétérosexualité en tant que régime de domination. Chloé Delaume concluait son Coeur Synthétique avec une pertinence aussi redoutable que mes grandes conversations avec mon amie-coeur V. sur notre futur hameau de vieilleux : les femmes-cis ayant une espérance de vie plus longue que les hommes-cis (du moins les moins précaires d'entre nous), c'est un choix de partenariat amoureux malin, le jeune homme poussera nos fauteuils et mixera la soupe quand nous râlerons sur les beaux jours du cis-hétéro-patriarcat blanc.
Depuis des années, j'ai des débuts de manuscrits dans mes tiroirs, entre l'essai, la fiction, l'autofiction, que j'écris pour éclairer et comprendre les pièges des relations amoureuses toxiques et violentes, induites par le régime de l'hétérosexualité, dans lesquels je suis tombée et dont je rêve de préserver mes descendantes et mes adelphes. Annie Ernaux, en 27 pages, elle nous raconte qu'elle a plié le game, le sien.
La queen.